A voir en ligne | Critique : Shokuzai

Dans la cour d’école d’un paisible village japonais, quatre fillettes sont témoins du meurtre d’Emili, leur camarade de classe. Sous le choc, aucune n’est capable de se souvenir du visage du tueur. Asako, la mère d’Emili, désespérée de le savoir en liberté, convie les quatre enfants chez elle pour les mettre en garde : si elles ne s’en rappellent pas, elles devront faire pénitence toute leur vie. Quinze ans après, que sont-elles devenues ? Sae et Maki veulent se souvenir. Akiko et Yuka veulent oublier. Et la mère d’Emili, que cherche-t-elle encore après tout ce temps ?

Shokuzai
Japon, 2012
De Kiyoshi Kurosawa

Durée : 1h59 + 2h28

Sortie : 29/05/2013 + 05/06/2013

Note :

EXPIATION

«S’approcher d’une vie plus humaine», c’est ce dont parle l’un des personnages de Shokuzai. Voilà une préoccupation récurrente du cinéma de Kiyoshi Kurosawa, peuplé d’humains qui deviennent peu à peu fantômes, tombent dans le coma, sont hantés par la culpabilité. Les héroïnes de Shokuzai ont perdu une part de leur humanité lors du drame originel : le meurtre d’une fillette. Comment Kurosawa allait-il s’accommoder du format série avec ce projet initialement destiné à la télévision japonaise ? Le cinéaste exploite au mieux la longueur du récit, sa narration labyrinthique, pour un jeu de piste lugubre et ludique.

A chaque épisode, une héroïne : les fillettes qui ont été témoins du crime, devenues femmes, 15 ans plus tard. Le destin de chacune (ce qu’elles sont devenues) est intimement lié à ce qui s’est passé ce jour-là, tout comme il est intimement lié au mystère qui se cache derrière ce meurtre. Car même quand, chez Kurosawa, rien ne semble fantastique ou surnaturel, tout est soumis à l’étrange, à la possession, aux fantômes qui s’immiscent dans la vie. Il n’y a que quelques très rares apparitions de fantôme dans Shokuzai mais pourtant, des fantômes, il y en a partout à l’image.

Lorsque Shokuzai débute, on se dit qu’on a rarement vu autant de couleurs dans un film de Kiyoshi Kurosawa. Comme dans le récent film d’Hideo Nakata, The Complex, la couleur et la façon dont Kurosawa l’emploie en dit autant sur l’histoire que le récit lui-même. Le bonheur multicolore des robes de fillettes et des jardins d’enfant est bientôt inondé par la lumière rouge des véhicules de police. On sait ce que le rouge signifie chez Kurosawa : c’est la couleur des portes vers l’au-delà dans Kaïro, ou de la robe du spectre magnifique de Rétribution. Chacune des héroïnes traumatisées aura un traitement chromatique différent : blanc, jaune, vert… mais toujours voilé, désaturé. Prisonnières. Et l’on ne s’étonnera pas de voir une épaisse brume avaler les restes de couleurs lors du dénouement.

Il y a une vingtaine d’années, on se demandait qui a tué Laura Palmer. Qui a tué Emili Adachi ? Dans cette histoire de poupées volées, Kurosawa fait preuve d’une maîtrise une nouvelle fois étourdissante. En quelques plans, dès le début du film, Kurosawa parvient à installer cette atmosphère orageuse qui lui est si particulière, réussit à insuffler une tension fantastique alors que rien d’irréel n’apparait à l’écran. Par le pouvoir de l’image, Kurosawa voit au travers. Il fait un film de vengeance mais détourne tout ce qu’on attend du film de vengeance. Il fait un polar réaliste mais la tension surnaturelle est permanente. La mère endeuillée s’efface contre le mur comme les traces de Kaïro, plus tard elle attend une des jeunes femmes au bord de l’eau, près d’un pont, comme le faisaient les fantômes d’autrefois.

Cette hésitation fantastique est aussi une hésitation de genre. Après le pur film de fantômes (Rétribution) et le drame familial (Tokyo Sonata), Kurosawa signe un film hybride où chaque chapitre pourrait appartenir à un genre différent, drame psychologique ou comédie de mœurs, mais l’étrange finit toujours par surgir. Lors de la confession de l’institutrice, l’envoûtant jeu de lumière plonge l’héroïne dans un théâtre macabre. Lors d’une scène autour de la « fille-ourse », l’irruption de la cornemuse crée un décalage absurde que Kurosawa avait déjà expérimenté dans Doppelganger. La faiblesse de Shokuzai est probablement son dénouement très bavard, qui cherche à démêler les nœuds de ce récit ultra-dense. Mais cette longue scène parlée ne suffit pas à dire tous les mystères qui se cachent derrière Shokuzai.

Au centre de cette histoire obsessionnelle, une présence fantomatique, là encore. Un ange de la vengeance sans vengeance, punie sans punition, figure tragique et magnifique : Asako, la mère endeuillée, interprétée par l’excellente Kyoko Koizumi (vue notamment dans Tokyo Sonata). Son plan final est superbe et poignant, sans horizon contrairement à d’autres films de Kurosawa. Mais l’image la plus marquante est sûrement ce plan fulgurant à placer parmi les plus beaux éclairs du réalisateur : Asako, défaite, assise en robe rouge et n’attendant plus rien, la lumière des immenses fenêtres filtrée par des bâches transparentes, vivante et déjà morte.


>>> Shokuzai est visible librement en deux parties ce dimanche 29 novembre : entre 15h30 et 19h30 pour la première, entre 20h et minuit pour la seconde, le tout dans le cadre du Festival des 3 Continents. Les places sont limitées : réservez dès maintenant votre séance !

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Nicolas Bardot

Partagez cet article