Déjà remarqué comme réalisateur avec Los Salvajes ou scénariste pour Pablo Trapero, l’Argentin Alejandro Fadel frappe fort avec son nouveau film, Meurs, monstre, meurs. Ce ride sensoriel et horrifique se déroule dans une région reculée de la Cordillère des Andes, où le corps d’une femme décapitée a été retrouvé. Une région qui serait hantée par un monstre… Cette parabole mystique à l’imaginaire violent était l’un des temps forts du dernier Festival de Cannes. Rencontre avec son réalisateur, avant la sortie française prévue le 15 mai.
Tu as déclaré que le film était né de ton envie de filmer ces paysages de Mendoza. Pourquoi avoir choisi cette région ?
Tout d’abord c’est la région où je suis né. J’avais envie de filmer ces montagnes que je parcours depuis tout petit, ainsi que de traiter d’une réalité différente de la réalité globale de la province. La fiction ici me sert en quelque sorte d’excuse, c’est un point de départ pour tourner les choses qui m’intéressent. Je ne pars pas de la fiction pour imaginer une histoire et plaquer des images sur cette histoire. C’est plutôt une manière d’assembler différentes idées. Les films où l’idée principale est précisément de raconter une histoire m’intéressent moins. Je ne travaille pas vraiment avec cette idée classique d’une narration traditionnelle. Ça, pour moi, ça s’applique davantage à la télé.
Le film peut être vu comme une métaphore. Mais il y a aussi une lecture beaucoup plus tangible et concrète : c’est une vraie histoire de monstre. Comment as-tu géré cet équilibre entre ces deux aspects ?
Je n’aime pas beaucoup les films qui travaillent avec cette idée de métaphore en tête. Mais bien sûr, si on fait du fantastique, l’idée d’interpréter vient simplement. Je voulais faire un film sans métaphore claire. C’est un peu comme l’idée de tourner avec un monstre qui a une présence concrète, physique, au même titre que les acteurs. Traité avec la même distance et le même affect. Je voulais traiter ces personnages en restant en quelque sorte à leur surface, sans explications, sans mythologie.
Meurs, monstre, meurs a un récit et une atmosphère très sombres. Pourtant, le traitement visuel est très coloré, parfois même flamboyant. Comment as-tu abordé le travail formel sur ce film ?
On s’est beaucoup demandé comment travailler en extérieur, avec les paysages. Je connais très bien ces montagnes, mais quand j’y suis allé avec ma camera et mon micro, j’ai réalisé que je ne les voyais plus de la même manière que quand j’étais ado. En tout cas il m’est alors apparu de façon claire qu’il m’était impossible de les filmer de manière réaliste. Au contraire, je voulais les montrer de façon expressionniste, d’une manière résolument étrange. Un touriste qui n’y resterait que deux jours trouverait sans doute ces montagnes superbes, mais j’ai voulu faire un film sur l’enfermement, au sens propre et au sens figuré. On y est enfermé dan sa propre tête ou bien comme dans une caverne. Il fallait trouver un moyen de traduire cela, de rendre les paysages le plus claustrophobe possible. On a beaucoup travaillé sur les couleurs. C’est un film noir, où là narration est elle-même obscure, donc on a effectivement décidé de travailler avec beaucoup de couleurs, quitte à justement oser des contrastes audacieux. Il y a un plan où l’on retrouve à la fois du jaune et du bleu par exemple, ce qui n’est pas vraiment naturel.
L’un des éléments étonnants du film est la présence d’une certaine sensualité, dans un cadre très sensoriel…
C’est un film sensoriel, oui. La narration n’est pas immédiatement limpide, il faut que le spectateur cherche, se laisse aller. Je voulais que le film fasse naître un rapport qui ne soit pas uniquement intellectuel. Je cherchais une façon différente, plus sensorielle, de raconter l’histoire, et que cela passe par la mise en scène. Mais les éléments les plus sensuels du films, c’est difficile d’en parler sans trop en dévoiler. Ce n’est pas forcément mal de ne pas comprendre tout de suite le film, c’est même important. Je crois que c’est bien de ne pas donner forcément au spectateur ce qu’il attend ou ce qu’il espère. C’est important de le surprendre. Faire un film de façon télévisuelle, de façon lisse, ça ne m’intéresse pas. Un film nouveau, c’est mieux qu’un film beau.
Meurs, monstre, meurs m’a évoqué par certains aspects Possession de Zulawski. Était-ce l’une de tes références ?
Oui bien sûr. C’est un film que j’adore et que j’ai vu de nombreuses fois, et à chaque visionnage j’y puise quelque chose de différent. J’aime que ce soit à la fois imagé et très concret. Le monstre est une métaphore mais ce n’est pas que cela, c’est un vrai monstre complètement tangible, et c’est ce qui rend le film aussi difficile à intellectualiser, qui le rend aussi mystérieux.
Peux-tu nous en dire plus sur la façon dont a été conçu le monstre ?
C’est beaucoup de travail car je suis fan de films de monstres. Or ces dernières années je trouve que les monstres de cinéma se ressemblent tous, à tel point qu’ils ont l’air sortis du même algorithme. D’ailleurs je dis souvent pour rire que ces monstres numériques sont capitalistes : ils sont puissants mais maigres, et attaquent particulièrement rapidement, sans état d’âme. Ici on peut penser que le monstre est sexuel, il représente une sexualité autre, une sexualité aberrante, qui n’est pas courante, qui vient d’ailleurs. Pourtant je voulais lui donner les mêmes couleurs que la montagne, afin de l’intégrer au paysage, et aussi pour lui donner un cote organique comme dans les films des années 70 que j’aime beaucoup. Il y a également quelque chose d’un peu mélancolique dans tout cela.
Et comment Stéphane Rideau est-il arrivé sur ce projet dans un tel rôle ?
On a d’abord pensé à un lutteur de sumo, puis on on a cherché des carrures de joueur de rugby. Stéphane est génial, je suis très heureux de ce qu’il a fait. Jouer à 3000 mètres d’altitude, dans le froid, avec un costume de 30 kilos qui rend les déplacements difficiles, c’était très dur.
Tu as déclaré que « la plupart des films d’Amérique latine parlent d’histoire locales, minimalistes ». As-tu en partie réalisé ce film en réaction à cela ?
Les films qui ne cherchent qu’à véhiculer une émotion en passant par l’approche sociale ou psychologique, j’appelle ça des films touristiques. Mon film commence avec des images de moutons dans la montagne, et c’est un clin d’œil à ces clichés là. Il y a beaucoup de films minimalistes d’Amérique latine que j’adore, je pense notamment aux films de Lisandro Alonso, mais ceux-là se démarquent parce qu’ils sont abstraits.
On a parlé de Zulawski tout à l’heure. Quels sont tes autres cinéastes favoris ?
J’ai beaucoup pensé à John Carpenter et David Cronenberg, qui sont pour moi deux des plus grands cinéastes politiques contemporains, car ils ont chacun leur manière de traiter des corps sociaux. Chez Cronenberg, cela passe par la métaphore du corps physique, sexuel. Ce qui est différent y est vu comme un cancer. Carpenter s’intéresse plus à la question du mal en général, du diable. D’ailleurs on pourrait faire un parallèle entre Carpenter et un cinéaste a priori très différent : Bresson. Si l’on prend Un condamné à mort s’est échappé et Halloween, on peut voir beaucoup de points communs. Ce sont de purs films de mise en scène, des films de caméra, qui partagent la même émotion, sans aucune psychologie. Et là où Bresson s’attache à la figure du saint, Carpenter s’intéresse à celle du diable. C’est presque un paradoxe, mais ces deux cinéastes sont assez proches.J’adore aussi Jacques Tourneur et Bunuel. Bunuel parvient à traduire la dimension inquiétante d’un monde absurde et complètement fermé. On en revient à l’importance de ne pas tout comprendre.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent au cinéma ?
J’ai passé un an à tourner, puis un an à monter le film, donc je n’ai pas eu beaucoup de temps pour voir des films. Mais je dirais Coin-Coin et les Z’inhumains de Bruno Dumont.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 12 octobre 2018. Un grand merci à Charlotte Forbras et Jean-Raymond Garcia.
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