Le Japonais Ryusuke Hamaguchi a été révélé en 2018 au public français avec le succès-surprise de son magnifique film-fleuve Senses. Son nouveau film, Asako I & II, est un mélo sentimental exaltant dont l’héroïne tombe amoureuse, puis se fait quitter, avant de finalement retomber… sur le sosie de son grand amour. Ce film, qui était à nos yeux le plus beau de la dernière compétition cannoise, sort ce mercredi 2 janvier en France. Entretien avec l’un des plus précieux talents actuels du cinéma.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter ce roman en particulier ?
La première raison est logistique. On m’a proposé de faire un film avec un peu plus de budget. Avant Asako, je n’avais réalisé que des films avec des moyens très modestes. Et c’était une autre façon de toucher le public. Habituellement, je préfère faire des films à partir d’histoires originales. Le producteur connaissait mon travail, mais pour l’industrie je reste un nouveau. Adapter un roman, c’était en quelque sorte une garantie, notamment s’il s’agit d’un roman populaire. C’est un roman que j’ai aimé car Tomoka Shibasaki est une autrice très visuelle. Même lorsqu’elle décrit la vie dans ce qu’elle a de plus quotidien, il y a toujours une écriture très imagée. Le sujet est classique, dans une veine réaliste, et pourtant il y a quelque chose d’extravagant dans la narration. La question du choix de l’acteur pour ce double rôle a également pesé. J’ai tout de suite pensé à Masahiro Higashide, et il a immédiatement accepté. C’était il y a quatre ans. C’est un acteur populaire, aussi quand il a accepté, le projet a vraiment pu se faire.
Vous aviez indiqué, au sujet de Senses, que le thème du film était « comment pouvons-nous exprimer honnêtement nos sentiments dans notre société ». Cela correspond tout à fait à Asako. Était-ce un questionnement que vous souhaitiez prolonger dans ce film ?
Tout à fait. Il y a beaucoup de différences entre les deux films, par exemple leur longueur. Mais il y a aussi des points communs. D’abord, parce que j’ai développé ces deux films pratiquement en même temps, et ce thème – comment exprimer ses sentiments dans la société – est revenu. Dans Senses, ce n’était pas mon intention initiale de décrire la société. Si vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de la société japonaise, c’est surtout dû aux actrices et aux histoires qu’elles racontent. C’est un film qui a beaucoup été réécrit, avec une grande implication des actrices dans ce processus. Je leur demandais quels dialogues pouvaient leur correspondre, quels caractères, de quoi elles se sentaient capables ou non. Mais c’est la société qui les oblige à agir de cette manière, et à parfois se sentir incapable de tenir tel ou tel propos. C’est un scénario qui s’est fait en accompagnement des actrices, de leurs capacités et incapacités. Et c’est à travers elles qu’on voit la société japonaise.
Sur Asako, c’était une autre manière de décrire la société. Il y avait un budget plus confortable, et un traitement par conséquent plus grand public. La question était de savoir comment traiter de stéréotypes en s’inspirant de la société. De se questionner sur la notion d’éthique, sur ce que les gens considèrent pour la plupart comme normal. Ça, ça concerne 70 à 80% du film, qui est raconté dans ce sens. Mais pour la dernière partie du film, on a renversé cela. La plupart des spectateurs, dans ce cadre de cinéma commercial, ont bien compris la première partie, mais la décision prise dans la dernière les a troublés en général. Et c’est là que se trouve le sujet du film.
Et c’est aussi pourquoi le personnage d’Asako est si fascinant. C’est une héroïne qui, à première vue, semble subir et effacer ses émotions. Pourtant, c’est un personnage fort qui sait prendre des décisions. Comment avez-vous abordé ce personnage et comment avez-vous dirigé votre actrice ?
On s’est beaucoup inspiré du personnage tel qu’il est écrit dans le roman. C’est ce qu’il y a de plus fascinant dans le livre : son caractère, ses décisions. On a apporté des choses, mais le noyau était là. La différence principale, c’est que le film est raconté par Asako elle-même, en vue subjective. Il y a beaucoup d’informations, de descriptions. Comment adapte t-on ça ? Il y a la solution de la voix-off, que je n’aime pas du tout. Alors j’ai essayé d’être fidèle au caractère d’Asako en en faisant un personnage qui ne parle pas beaucoup. Elle est intelligente, elle voit et pense beaucoup. Mais elle s’exprime peu.
Concernant Erika Karata, qui interprète Asako, elle a lu le roman et s’est sentie très proche de l’héroïne. Comme si le roman parlait d’elle. Il n’y a pas eu à beaucoup discuter, mais je lui ai dit une chose : il y aura beaucoup de dialogues, et Asako ne dit que la vérité. Dans Senses, il est question à un moment de ce qui devient faux au moment où on le prononce. L’intelligence du personnage est qu’elle ne prononce pas ses sentiments. Elle dit les choses telles qu’elles sont, comme ce qu’elle pense du jeu d’actrice de Maya. Son honnêteté est son intelligence. Erika l’a tout de suite compris et ça lui a semblé très naturel. Il n’y avait presque rien à lui expliquer ; en fait, comme elle a peu d’expérience de cinéma, j’ai surtout essayé de l’accompagner et de la rassurer sur le tournage.
Votre film est visuellement superbe, et il y a une façon de dépeindre le réalisme qui a quelque chose de magique. Comment avez-vous abordé l’aspect visuel du film avec votre directeur de la photographie ?
Il y a des descriptions qui sont comme irréelles mais l’irréel est au centre de l’histoire. Mais c’est filmé comme si c’était parfaitement réel. Pour l’image, notre référence était Au gré du courant de Mikio Naruse. On l’a revu avec mon directeur de la photographie Yasuyuki Sasaki, et on a essayé de l’analyser. Il a compris que Naruse n’avait utilisé que trois lentilles, de 35, 50 et 70mm. C’est filmé de manière classique. On s’est inspiré de cette méthode. On a travaillé sur les acteurs, leur position et leurs mouvements, sur le cadre et le découpage, tout cela de manière assez classique. On était sur la même longueur d’ondes. Mais en même temps, il y a ces moments où l’on décolle du réel jusqu’à un certain paroxysme. Nous avons utilisé des effets numériques pour certains plans. Mais il fallait une certaine retenue, que l’on soit centré sur les acteurs, et que cette émotion passe par eux.
Vous avez cité Naruse, qui était également une de vos inspirations sur Senses. A l’époque, vous aviez également cité Cassavetes, Rohmer et Ozu. Quelles ont été vos influences sur Asako, ont-elles été différentes ?
Chaque fois que je réalise un film, je pense à Husbands de John Cassavetes et Rio Bravo de Howard Hawks. Ce sont deux films qui ne peuvent pas coexister dans un même long métrage. Et moi, je réfléchis à comment les faire exister dans un même film. Parmi mes inspirations pour Asako, je citerais Douglas Sirk, Jean Grémillon et Masahiro Makino. De Grémillon, j’ai appris la rapidité de l’action, la vitesse de la narration. On voit les actes avant de connaître les motivations, et on est surpris que l’histoire ait avancé si vite. Je voulais montrer avant tout les actes des personnages, que les sentiments des personnages soient avant tout vus par leurs actes. Pour Sirk, je me suis inspiré de sa façon d’exploiter les stéréotypes. Il disait souvent qu’il aimait les stéréotypes en les détestant. Il exploite des stéréotypes qui à eux-seuls contiennent toute l’émotion. Pour Makino, le points commun avec Asako est ce qu’on ressent à la fin du film. J’ai pensé à Duel à Takada-no-baba dans lequel le happy end est en partie un happy-sad end. Et je voulais avoir ce double-sens également dans Asako.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent au cinéma ?
C’est un réalisateur que je connaissais déjà, mais je dirais And Your Bird Can Sing de Sho Miyake. Il n’est pas encore très connu mais j’espère qu’on parlera de lui.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 11 octobre 2018. Un grand merci à Charlotte Forbras et Terutaro Osanaï.
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